En tant que personne aveugle, mon quotidien est rythmé par des expériences qui révèlent à quel point notre société a encore du mal à comprendre et à interagir de manière appropriée avec les personnes en situation de handicap. Bien souvent, les réactions face à mon handicap visuel oscillent entre gêne, maladresse et incompréhension. Alors que certaines de ces réactions sont peut-être bien intentionnées, elles finissent par créer des situations où l’on se sent soit infantilisé, soit invisible. À travers cet article, je souhaite partager certaines de mes expériences personnelles et proposer des pistes de réflexion pour mieux comprendre ces interactions.
La maladresse de la canne : l’erreur de vouloir « me guider »
L’une des situations les plus courantes et cocasses que je rencontre est celle où une personne, voulant bien faire, saisit directement ma canne pour me guider. Cela donne une image absurde, presque ridicule : moi, tenu en laisse par un bâton ! Bien que la scène puisse prêter à sourire, elle révèle surtout une méconnaissance fondamentale du rôle que joue ma canne. La canne blanche est un outil essentiel pour mon autonomie, elle me permet de sentir les obstacles, les changements de texture du sol, et d’évaluer mon environnement. Ce n’est pas un bâton de berger qu’on peut saisir pour m’amener là où on pense que je dois aller.
La solution est pourtant simple : si vous souhaitez m’aider, proposez-moi votre bras ou tenez-moi la main. C’est une manière bien plus humaine et efficace de m’accompagner. Vous seriez surpris de voir à quel point ce geste si simple peut transformer l’interaction. Au lieu de me sentir contraint par ma propre canne, je peux alors me fier à un contact humain, direct, qui facilite non seulement mon déplacement, mais aussi ma relation avec la personne qui m’accompagne.
Le jeu du « Tu me vois ? Tu me vois plus… »
Un autre comportement, parfois amusant, mais souvent révélateur d’une incompréhension du handicap visuel, est celui où les gens essaient de « tester » si je peux les voir ou non. Cela ressemble à un jeu enfantin : « Est-ce qu’il me voit ? Si je me déplace un peu, est-ce qu’il va réagir ? » ou encore « Je vais essayer de faire un geste devant lui pour voir s’il peut le percevoir. » Ce type de comportement, bien que probablement inoffensif à l’origine, devient vite agaçant. Ce n’est pas un jeu pour moi. La perte de la vue n’est pas une devinette ou un mystère à élucider.
Ce que certaines personnes ne réalisent pas, c’est que je fais un effort pour me comporter « normalement » en société, y compris en tentant de regarder en direction de la personne qui me parle. Cela ne veut pas dire que je la vois. En fait, je me base principalement sur le son de sa voix et sur une perception subtile que j’appelle le sens des masses. Ce sens est une capacité à ressentir, à travers des indices auditifs et d’autres sensations, la présence et les mouvements des personnes ou des objets autour de moi. Cela peut donner l’impression que je perçois encore visuellement, mais ce n’est pas le cas. Mon cerveau compense l’absence de la vue en intensifiant mes autres perceptions.
Ce type d’interaction, bien qu’elle puisse être vue comme légère, peut aussi être déroutante. Il est toujours préférable de demander directement à une personne aveugle comment elle préfère interagir, plutôt que d’essayer de deviner ce qu’elle peut ou ne peut pas faire.
Ne pas parler à mon accompagnateur à ma place : un comportement excluant
Une autre situation récurrente, et tout aussi frustrante, est celle où des personnes, face à moi, choisissent de s’adresser à mon accompagnateur ou mon accompagnatrice plutôt que de me parler directement. Par exemple, dans une boutique ou à un guichet, on entend souvent : « Est-ce que le monsieur voudrait ceci ? » ou « Est-ce qu’il va payer par carte ? » alors que je suis là, debout, capable de répondre pour moi-même.
Ce comportement est non seulement infantilisant, mais il est aussi extrêmement déshumanisant. En contournant l’interaction directe avec moi, la personne me renvoie l’image que je ne suis pas capable de m’exprimer, comme si mon handicap visuel m’empêchait de comprendre ou de prendre mes propres décisions. C’est un phénomène que je rencontre régulièrement et qui traduit une profonde gêne ou un malaise face au handicap. Pourtant, il suffirait de parler directement à moi. Cela montre du respect et reconnaît ma pleine autonomie dans la conversation.
Ignorer la personne aveugle en faveur de son accompagnateur n’est pas seulement une maladresse, c’est une forme d’exclusion. Nous, aveugles, sommes pleinement capables de participer aux échanges et aux interactions sociales. Il n’y a rien de plus simple que de s’adresser à nous directement, comme on le ferait avec n’importe qui d’autre.
L’autonomie ne se mesure pas : éviter de juger les choix des autres
Un point que je trouve essentiel est la manière dont certaines personnes jugent l’autonomie des aveugles. Trop souvent, on pense que, parce qu’une personne aveugle choisit de prendre un taxi ou un VTC au lieu des transports en commun, elle manque d’autonomie. Pourtant, l’autonomie n’est pas un concept universel. Elle dépend de chaque personne, de ses capacités, de ses préférences, et des circonstances dans lesquelles elle évolue.
J’ai souvent entendu des remarques critiques à ce sujet, y compris de la part d’autres personnes en situation de handicap. On me dit parfois : « Pourquoi tu prends un taxi alors que tu pourrais très bien prendre le métro ou le bus ? » Mais ce que ces personnes ne comprennent pas, c’est que chaque trajet peut représenter une source de stress immense pour une personne aveugle, en particulier dans un environnement complexe comme celui d’une grande ville.
J’ai, par exemple, vécu des situations dans le métro parisien où je me suis retrouvé bousculé, coincé sur le quai tandis que mon accompagnatrice montait dans la rame sans moi. Les gens autour étaient trop occupés à se précipiter pour attraper leur train, sans se rendre compte de la situation. Ce genre d’incidents n’est pas seulement stressant, il est potentiellement dangereux. En tant qu’aveugle, je dois gérer une surcharge sensorielle constante, car mes oreilles jouent le rôle de mes yeux. Le moindre bruit, le moindre mouvement autour de moi, est une information que mon cerveau doit analyser pour comprendre ce qui m’entoure.
Chacun gère son handicap différemment. Certains privilégient la sécurité et le confort d’un véhicule, tandis que d’autres choisissent les transports en commun pour des raisons pratiques ou financières. Aucun choix n’est meilleur que l’autre, et il est important de ne pas juger les décisions des autres sans connaître leur réalité.
L’accessibilité numérique : encore un long chemin à parcourir
L’un des plus grands défis auxquels je fais face, au-delà de la rue et des interactions humaines, est l’accessibilité des systèmes d’information et des technologies numériques. En 2024, il est inacceptable que de nombreux sites Internet et applications soient encore inaccessibles aux personnes aveugles. Je me retrouve souvent face à des interfaces impossibles à naviguer avec un lecteur d’écran, et cela, même lorsqu’il s’agit de grandes entreprises ou d’administrations.
Cela montre un mépris pour l’inclusion. Les développeurs ne considèrent pas l’accessibilité comme une priorité, et c’est une grave erreur. Les personnes aveugles, comme tout le monde, ont besoin d’accéder à ces services pour accomplir des tâches quotidiennes, professionnelles ou administratives. Ignorer cela, c’est nous exclure de la vie numérique.
Il est compréhensible que l’adaptation de certains bâtiments anciens puisse être complexe et coûteuse. Mais d’un point de vue technologique, il n’y a aucune excuse pour ne pas rendre les services en ligne accessibles. Les outils existent, les connaissances sont là. Il suffit de s’en préoccuper.
Aveugle ne veut pas dire incapable : combattre les stéréotypes
Enfin, il est important de mentionner un stéréotype tenace et particulièrement blessant : celui qui associe le handicap visuel à une déficience intellectuelle. Il n’est pas rare que des personnes s’adressent à moi en parlant plus fort, comme si le fait d’être aveugle impliquait aussi des difficultés de compréhension. Elles vont articuler de manière exagérée ou simplifier leur vocabulaire, pensant bien faire.
Ce comportement révèle une profonde méconnaissance du handicap. Être aveugle ne signifie pas être incapable. Nous avons simplement perdu la vue, pas notre capacité à interagir intelligemment avec le monde. Ce type de comportement, même s’il part d’une bonne intention, est profondément infantilisant. Il est important de parler aux personnes aveugles comme à n’importe qui d’autre, sans présupposer une quelconque déficience supplémentaire.
Changer notre regard, c’est changer notre monde
Le regard que la société porte sur les personnes aveugles est souvent marqué par des idées reçues, des incompréhensions et des maladresses. Mais il est possible de changer cela. En parlant directement à une personne aveugle, en respectant ses choix, en proposant une aide appropriée sans prendre des initiatives maladroites, nous pouvons créer des interactions plus respectueuses et inclusives.
L’accessibilité, qu’elle soit physique ou numérique, est un droit. Et chacun, à son échelle, peut contribuer à rendre le monde plus accessible pour tous. En apprenant à mieux comprendre le handicap visuel, nous apprenons à voir au-delà des apparences pour reconnaître la personne derrière le handicap.
Mon cher ami Rama, je sais que je ne sais pas car seul celui qui est, sais. Je me souviens de nos premiers pas ensemble dans la musique, toi dans la douleur, le trouble de l’obscurité, pourtant si protecteur et à mon écoute. Je suis plus qu’émerveillée de la force, la résistance que tu as eu à travers ces obstacles. Tu es un modèle à mes yeux et je ne verrai plus jamais de la même façon. Toi mon guide, mon ami, mon confident, toi seul qui a su me lire et joué la musique de mon coeur, je te remercie d’avoir croisé ma route. Ton amie qui t’aime et souhaite te revoir. Ella Ozz